Pour séduire les consommateurs, sachez oublier l’IA
29 avril 2019
Temps de lecture : 7 min.
Dans le marketing et la communication, l’intuition, l’imagination et la créativité doivent peser davantage que les algorithmes et les données.
Ces dernières années, les métiers du marketing et de la communication n’ont pas été épargnés par l’intelligence artificielle (IA). De la connaissance client à la commercialisation des offres, de l’innovation à la stratégie média, il n’est plus un domaine qui ne fasse appel aux données clients et aux algorithmes de ciblage et de personnalisation. Avec des résultats enthousiasmants : autrefois, on s’adressait à tous en espérant intéresser quelques-uns, désormais, on s’adresse à chacun en sachant précisément ce qui va l’intéresser ou non. Telle une bonne fée, l’IA réduit l’incertitude et augmente les performances. Pourtant, à y regarder de plus près, nous aurions tous intérêt à modérer notre passion et à faire preuve d’un peu plus de discernement.
En aidant les annonceurs à mieux connaître les comportements de leurs consommateurs, l’IA aide à vendre, c’est incontestable. Mais crée-t-elle pour autant de la valeur de marque à plus long terme ? C’est contestable. Car lorsque toutes les marques se mettent à multiplier les messages pour toucher les gens précisément là où ils se trouvent et leur dire exactement ce qu’ils veulent entendre, alors les consommateurs n’ont plus aucune raison de préférer une marque à une autre, et le seul critère de choix devient… le prix. La généralisation du low-cost et l’accélération de la désintermédiation : voilà le modèle économique que, par le conformisme et l’indifférenciation des propositions générées par l’IA, nous pourrions être en train de promouvoir et de légitimer.
Un recours aux algorithmes trop systématique
Il ne s’agit évidemment pas de revenir en arrière et de préconiser un marketing « à la papa ». Sur certaines étapes du cycle marketing, l’IA est tellement plus performante que l’humain, qu’il serait absurde de vouloir s’en passer. Mais comme tout progrès technologique, l’IA n’est qu’un moyen, dont l’usage peut s’avérer bon ou mauvais. Avoir recours aux données et aux algorithmes de façon systématique, prioritaire, exclusive : voilà l’erreur ! L’intelligence des données ne doit pas devenir le seul outil des acteurs du métier. Car pour créer de la relation client, pour proposer un marketing de l’offre et pas seulement de la demande, pour inventer de nouveaux gestes, de nouveaux usages, il faut aussi et d’abord de l’intelligence humaine. Ce sont l’intuition, l’imagination et la créativité qui doivent avoir le premier et le dernier mot en matière de marketing et de communication.
Alors, bien sûr, là où l’intelligence artificielle est objective et programmable, l’intelligence humaine est subjective et irremplaçable, donc coûteuse en temps et en ressources. Elle est faillible (tandis que l’IA, elle, se trompe peu et de moins en moins), et cette faillibilité est l’envers de son audace, de sa capacité à sortir des sentiers battus et – cela arrive – à faire preuve de génie. Il existe cinq autres grandes différences entre l’intelligence humaine et l’intelligence des données.
La première, c’est que l’intelligence humaine réside dans le corps, autrement dit, elle est façonnée par les émotions des êtres humains, tandis que l’IA n’est que pur calcul, pure information isolée de celui-ci. La deuxième, c’est que l’intelligence humaine ne repose pas uniquement sur des connexions logiques, mais aussi sur des connexions illogiques (analogies, jeux de mots, métaphores…) qui lui permettent d’élargir considérablement le champ de la pensée. La troisième, c’est que l’intelligence humaine est capable de déterminer des causalités – telle cause produit tel effet – là où l’algorithme ne sait établir que des corrélations statistiques (qui peuvent aboutir à des absurdités). La quatrième, c’est que l’intelligence humaine s’inscrit dans l’intersubjectivité (la relation, le collectif, l’engagement… qui recèlent des dimensions psychiques et symboliques très puissantes) quand l’intelligence des données n’appréhende que des individus, tantôt isolés, tantôt connectés, mais toujours « objectivés ». La cinquième enfin, c’est que l’IA se sert du langage comme d’un code pour délivrer une information, alors que l’intelligence humaine explore son ambiguïté : les mots ne se confondent pas avec les choses, ce sont des signes polysémiques, chargés de sens multiples, conscients et inconscients, largement ouverts.
Une stratégie singulière nécessite une prise de risque
Oser l’intelligence humaine, privilégier l’émotion au calcul, l’imagination et l’intuition à la logique et à la corrélation, et l’«épaisseur» des relations et du langage humain à l’«aplatissement» auquel aboutissent, qu’on le veuille ou non, l’analyse des datas et l’élaboration de messages assistée par des algorithmes : c’est à ce prix que l’on bâtit une stratégie de marque unique ou que l’on invente des choses qui n’ont jamais été faites auparavant. Un risque que nous devons tous être capables de prendre – marketeurs et communicants, agences et annonceurs – pour préserver le modèle économique sur lequel reposent nos métiers, ainsi que les médias traditionnels, les réseaux de distribution, et enfin l’ensemble des acteurs de l’industrie et des services qui fondent aujourd’hui leur valeur ajoutée sur les marques.
Car l’enjeu que soulève l’usage de l’IA n’est pas qu’économique, il est aussi éthique. Outre les questions de confidentialité, de protection des données ou de libertés individuelles déjà soulevées aujourd’hui, une autre question peut s’avérer déterminante à l’avenir : à quels modes de vie, à quelle forme d’existence sommes-nous en train de nous résoudre sans nous en rendre compte ?
Une approche algorithmique qui enferme les consommateurs
L’approche algorithmique est par nature réductrice puisqu’elle transcrit la réalité en lignes de calcul. Ce faisant, elle assimile les hommes et les femmes à des consommateurs plus ou moins décryptables qui, par leurs comportements, témoignent de besoins, de préférences et de choix qui peuvent être anticipés et orientés par la connaissance que la collecte de leurs données personnelles aura pu établir. Plus la collecte de données sera complète, plus l’anticipation et l’orientation seront précises. Les marques qui s’en remettent exclusivement à ce type d’approche s’inscrivent dans un rapport « fonctionnel » à leurs consommateurs et les incitent, en leur proposant un monde qui privilégie l’ergonomie au sens, à y rester cantonnés. Progressivement, de petits renoncements de confort en petits renoncements d’intérêt, l’existence de leurs consommateurs glisse dans un état de dépendance, au point d’être tellement simplifiée qu’elle se réduit à de la pure fonctionnalité. J’ai faim ? Je commande en un clic. J’ai besoin d’un taxi ? Mon application « déplacement » a déjà anticipé ma commande et réservé ma machine à la salle de sport. J’ai besoin d’une mutuelle ? J’accepte de suivre un programme « ma vie sans tabac » pour éviter de payer plus cher mon assurance… Peu à peu, nous pourrions ainsi nous contenter de fonctionner plutôt que d’exister. Voulons-nous de cette vie conditionnée, codifiée, policée, contrôlée ?
Vers une relation ouverte avec les marques
A l’inverse, l’approche de l’intelligence humaine, qui est une approche « existentielle », consiste à considérer les hommes et les femmes comme des êtres, dont les désirs et les comportements sont pour partie prévisibles – mais pour partie seulement – et dont une autre partie restera, elle, toujours spontanée, indéterminée et mystérieuse. Si elle reconnaît que certains de leurs comportements peuvent être anticipés ou orientés (avec l’aide de l’IA), l’intelligence humaine vise surtout une meilleure connaissance et une meilleure compréhension des individus (c’est l’enjeu des études comportementales qui s’appuient sur les neurosciences, notamment), sans jamais les réduire à la prédictibilité de leurs choix, pas plus qu’à une catégorie socioprofessionnelle ou à une quelconque « identité ». En pensant la relation avec la marque comme une relation ouverte, l’intelligence humaine peut substituer au monde prédictible et de répétition de soi où l’IA enferme le consommateur, un monde des possibles où peut avoir lieu la rencontre : avec une marque, un produit qu’on n’attendait pas, et la surprise, avec un objet, un usage dont on ne soupçonnait pas qu’ils pourraient faire changer nos habitudes. En d’autres termes, par son approche existentielle, l’intelligence humaine peut rendre possible une expérience qui est celle de l’ouverture à autre chose que ce qui est déjà familier, attendu et désiré.
Il va sans dire que la possibilité d’une telle expérience, celle de sortir de soi, de s’ouvrir à l’altérité et au monde, constitue, outre un enjeu existentiel, un enjeu psychique, mais aussi social et politique majeur. Telle est la question éthique que ni les GAFA, ni les annonceurs, ni les cabinets d’études, ni les agences de marketing et de communication, ni les gouvernements, ni aucun de nous ne se pose lorsque nous utilisons sans recul les datas et les algorithmes, ou que nous en bénéficions en tant que consommateurs. Alors peut-être est-il temps de s’intéresser de près à la manière dont nous manipulons l’IA dans nos métiers, et de réfléchir sérieusement au modèle d’économie et au type de société que nous voulons bâtir ? Car c’est en nous tenant à cette exigence, celle d’avoir un recours mesuré, conscient et responsable aux technologies dont nous disposons, et d’y associer systématiquement l’intelligence humaine pour créer, décider et agir, que nous obtiendrons le meilleur de l’IA.
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